24 février 2022
Stéphane Gaillard, garde de la Réserve Naturelle Nationale de la Forêt d’Orient, nous partage sa rencontre durant ses observations quotidiennes un matin d’hiver. Frisson garanti !
Il fait froid ce matin du 12 février 2022 au bord du lac Temple ; une espèce de blizzard me griffe le visage et le crachin tombe à l’horizontale. La nature semble endormie, en léthargie ; seule une grive draine lance courageusement son chant mélancolique. Et puis, contre toute attente, le lac s’anime et des centaines d’oies cendrées et autres canards, immobiles jusqu’à présent, décollent ensemble dans un capharnaüm qui sonne le réveil et bientôt, le glas….
Les geais, sentinelles de la forêt, répercutent l’alerte jusque dans les hautes frondaisons, c’est du sérieux.
Analyse rapide : ce n’est pas moi, je n’ai pas bougé, ce n’est pas un renard car les oies n’ont pas rejoint le plan d’eau comme quand il s’agit d’un prédateur terrestre. Là, elle se sont envolées très loin, comme pour échapper à un gros prédateur ailé.
Bien sûr, j’avais pensé à lui tout de suite ou plutôt je l’avais espéré ; lui, c’est le Pygargue à queue blanche, l’Orfraie pour les anciens ou encore l’aigle pêcheur. Poussé par les grands froids sibériens et les lacs gelés de Scandinavie, une dizaine de ces gros porteurs (2,50m d’envergure) passent l’hiver en France et quelques uns sur nos lacs aubois. Aujourd’hui c’est un immature (il n’a pas encore la queue blanche) qui a jeté son dévolu sur un jeune cygne que j’avais remarqué, à l’écart des autres, en perdition sur le lac.
L’aigle décrit des cercles et pique, d’un air nonchalant, sur sa grosse proie mais le vol battu est lourd et le cygne esquive encore avec une relative élégance. On croit toujours que le pygargue va se fatiguer et qu’il va abandonner, et puis au bout de 10 minutes, il envoie une serre en passant, une calotte presque « amicale » vu de loin, mais diablement efficace. Le cygne est terrassé et gît sur l’eau. Ce qui pouvait sembler être un jeu entre deux juvéniles d’espèces différentes se révéla vite être une lutte pour la survie entre un prédateur et sa proie. L’aigle se pose sur une souche, tout de suite harcelé par deux Corneilles, qui, proportionnellement au pygargue, ressemble plus à deux merles ; il observe autour de lui, prêtant à peine attention à ces deux « mouches-corvidés ».
La messe est dite et il va bientôt pouvoir manger.
Le calme revient, une escadrille de sarcelles se pose, un goéland survole déjà la dépouille.
Je décolle enfin l’œil de ma longue vue, je n’ai plus froid ; conscient d’avoir été le témoin privilégié d’une scène particulièrement rare et sauvage, je tourne le dos au Grand Nord et m’enfonce dans la forêt d’Orient.
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